Rhétorique du monde muet dans « Le parti pris des choses » de Francis PONGE

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Author

Département de langue française Faculté de Pédagogie, Université d’Alexandrie

Abstract

Désigné par le « poète des choses », Francis PONGE tente de rendre compte de la beauté singulière qui émane des objets banals et quotidiens. Cette primauté reflète un double dessein : d'une part la volonté d'arracher l'homme à sa « vision anthropocentrique », d'autre part, l'engagement dans une tentative permettant de donner une voix à des éléments qui en sont privés grâce aux ressources cachées de la langue. Au-delà de la primauté apparente de l'objet se dissimule la prééminence du langage poétique. L’objectif de notre étude est de démontrer que l'ambition de l'auteur n'étant donc pas de reproduire des éléments quotidiens mais de fabriquer un nouvel objet poétique en manipulant le texte dans sa matérialité. Notre étude des principes de cette entreprise pongienne a adopté deux types d'approches sémiotique et stylistique que nous estimons se compléter et s'éclairer mutuellement. Cet angle de vue précis nous a permis d'aboutir à une meilleure explication des « qualités différentielles du texte pongien ».

Keywords


MAINGUENEAU, Dominique, Le discours littéraire : Parotopie et scène d'énonciation, Armand Colin, 2004, p. 191. Sauf indication contraire, la ville d'édition dans notre étude est Paris.
[1] Après avoir présenté une dissertation ayant pour titre L’art de penser par soi-même pour laquelle il a obtenu la meilleure note, ses études supérieures se sont terminées par
un double échec : il n'est pas parvenu à achever sa licence en philosophie et il a échoué au concours d'inscription à l'École normale supérieure en 1919. À ceci s'ajoute la crise affrontée à la suite de la mort de son père en 1923 pendant laquelle sa capacité langagière s'est profondément altérée, jusqu'à détruire complètement son rapport au langage et le rendre incapable de communiquer. Il a qualifié cette expérience amère par « La rage de l'expression », titre de l'un de ses ouvrages publié en 1952. Ainsi, « l'aphasie est à l'origine de son œuvre. » FARASSE, Gérard, VECK, Bernard, Guide d’un petit voyage dans l’œuvre de Francis Ponge, Presses universitaires du Septentrion,  Collection Savoirs Mieux, Villeneuve d'Ascq, 1999, p. 71, une version électronique de l'ouvrage est disponible à travers le lien https://books.openedition.org/septentrion/51106, consulté le 3 mai 2020.
[1] Le Littré est un dictionnaire historique, étymologique et grammatical de la langue française élaboré par Emile Littré et datant de la fin du XIXème siècle. Il se démarque des dictionnaires purement explicatifs par le fait qu'il soit fortement imprégné par des explications et des citations littéraires très riches. Il est publié en 1871 en quatre volumes aux éditions Hachette. PONGE raconte :« Mon père avait, dans sa bibliothèque, le Littré, qui a eu une si grande importance pour moi, où j’ai trouvé un autre monde, celui des vocables, des mots, des mots français bien sûr, un monde aussi réel pour moi, aussi faisant partie du monde extérieur, du monde sensible. » Cf., respectivement, dictionnaire Hachette encyclopédique, 2001, p.p. 1099,1100, SOLLERS, Phillipe, Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, Gallimard, Seuil, 1970, p. 46.
[1] RIVA, Magali, Francis Ponge : la méthode poétique, in La poésie scientifique de la gloire au déclin, Epistémocritique, littérature et savoirs, 2014, p. 448.
[1] COLLET, Michel, Francis Ponge : entre
mots et choses, Champ Vallon, 1993, p. 7.
[1] Dans la poétique pongienne, le terme « chose » peut signifier des objets mais aussi des phénomènes naturels comme nous éclairerons plus loin. Cf., infra, p. 8.
[1] CHARRON, Philippe, Représentation de l'objet chez Ponge : une pratique transparente du sens spécifique, Montréal, 2007, p. 4.
[1] RIVA, Magali, art. cit., p. 442.
[1] Issue du romantisme, la poésie lyrique se fonde principalement sur les émotions personnelles de l'auteur. Selon PONGE, elle est complètement subjective et emploie un langage artificiel. Pour maintenir cette distance anti-lyrique, il refuse d'être qualifié comme « poète », et préfère le terme « savant ». Selon ses propres termes, il affirme : « Oui, je me veux moins poète que savant. Je désire moins aboutir à un poème qu'à une formule, qu'à un éclaircissement d'impressions. S'il est possible de fonder une science dont la matière serait les impressions esthétiques, je préfère être l'homme de cette science. » Dans notre analyse nous nous soumettrons à la volonté de PONGE et nous éviterons de le désigner par le terme poète, nous le substituerons par l'auteur ou l'écrivain. PONGE, Francis, La rage de l'expression (La Mounine), Gallimard, 1952, p. 425.
[1] RIVA, Magali, art. cit., p. 442.
[1] PONGE, Francis, Le parti pris des choses, Gallimard, 1967, 170 pages. Les références aux poèmes du corpus seront marquées par le titre du texte suivi de la page, placés entre parenthèses.
[1] Le genre de la poésie en prose remonte au début du XIXème siècle, il découle d'une certaine volonté d'éviter l'emploi traditionnel de la langue et de profiter d'une liberté d'expression sans contraintes formelles telles la versification et les rimes.
[1] Les poèmes réunis dans ce recueil sont rédigés entre 1924 et 1939 pendant la période de l'entre-deux guerres. Durant cette phase, PONGE se rapproche du surréalisme mais ne s'y souscrit pas. S'il partage avec ses adhérents quelques penchants dont le sentiment de révolte face aux évènements politiques et sociaux ainsi qu'une insistante volonté de renouvellement des moyens d'expression, il s'en distingue sur plusieurs plans. Alors que les surréalistes préfèrent les associations spontanées et donnent libre cours à l'émanation
de l'inconscient et à l'écriture automatique, l'auteur manifeste un ardent besoin de rétablir une conception plus classique de la poésie où il exploite l'étymologie grecque et latine et puise ses images dans la mythologie.
[1] COLLET, Michel, op. cit., p. 9.
ROMESTAING, Alain, L’objet chez Francis Ponge: du « Parti
[1] SOLLERS, Philippe, « Ponge en abîme », Entretien à l’occasion de la publication des œuvres de Francis Ponge dans la Pléiade en 1999,version électronique disponible à travers le lien http://www.pileface.com/sollers/spip.php?article432, consulté le 3 mai 2020. Soulignons que les articles numériques, à travers les liens précisés, s’étalent sur une seule page web ; voilà pourquoi, dans les références aux articles en ligne, nous ne pourrons pas marquer la pagination.
[1] PONGE, Francis, « My Creative Method », in Œuvres complètes, tome I,Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 521. Il désirait « boucler une nouvelle Encyclopédie où science et poésie seraient réconciliées ». SOLLERS, Philippe, « Ponge en abîme », art. cit.
[1] Cette expression est empruntée à GENETTE qui s'inspire à son tour de Philippe LEJEUNE dans son ouvrage Le pacte autobiographique, Seuils, 1975, p. 45.

[1] Selon PONGE, le rôle primordial des poètes c'est d’être « les ambassadeurs du monde muet. » Cf.,

pris des choses » à « l’objeu », in Ecritures de l'objet, sous la direction de Roger NAVARRI, Presses Universitaires de Bordeaux, 1997, p. 128.

[1] GENETTE, Gérard, Seuils, éditions du Seuil, coll. Poétique, 1987, p.p. 7,8.
[1] L'emploi du néologisme « titrologie » revient à Claude DUCHET. Plusieurs théoriciens s'intéressent, par la suite, à ce sujet comme Léo HŒK, Charles GRIVEL et Roland BARTHES.   Cf. respectivement : DUCHET, Claude, La Fille abandonnée et La Bête humaine, éléments de titrologie romanesque, in Littérature, numéro 12, 1973, p.p. 49-73 ; HŒK, Leo, La marque du titre, New York, Mouton, 1981, p. 17 et GRIVEL, Charles, Production de l'intérêt romanesque, Mouton, 1973, p. 143 et BARTHES, Roland, Analyse textuelle d'un conte d'Edgar Poe, in Sémiotique narrative et textuelle, Larousse, 1973, p. 34.
[1] Cf., BARTHES, Roland, op. cit., loc. cit.
[1] LANGLET, Irène, Le recueil comme condition ou déclaration, de littéralité : Paul Valéry et Robert Musil, in Etudes littéraires, volume 30, numéro 2, 1998, p. 26.
[1] Cf.,
dictionnaire Hachette encyclopédique, 2001, p. 1395.
[1] Effectivement, l'auteur adhèrera à la première proposition et son objectif sera « le souci de la chose et le parti-pris d’en faire l’objet essentiel de la pratique poétique » comme nous verrons au cours de notre analyse. ROMESTAING, Alain, art. cit., p. 129.
[1] GENETTE, Gérard, op. cit., p. 292.
[1] PONGE fréquentait ces lieux lors de son emploi aux Messageries Hachette.
[1] C'est à Jean PAULHAN, éditeur et ami de PONGE, que revient le mérite d'avoir assemblé et organisé ces poèmes que l'auteur avait mis 15 ans à composer.
[1] Une thèse de doctorat a été entièrement consacrée à ce thème où l'emploi de la majuscule à l'initiale du mot Nature souligne d'emblée l'importance. Cf., CHONWOO, Lee, La Nature dans l'œuvre de Francis Ponge, Université de la Sorbonne nouvelle Paris III, 2011.
[1] Cf., BALLESTRA-PUECH, Sylvie, « "Fragment de la nature des choseset " inachèvement perpétuel": l’écriture du monde selon Francis Ponge », in Loxias, numéro 41, mis en ligne le 15 juin 2013, consultable à travers le lien  http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=7471, consulté le 21 mai 2020, p. 6.
[1] Afin d'éviter toute redondance inutile et pour ne pas trop étendre le corpus, seuls 7 poèmes retiendront notre attention. Par souci de précision et dans le but de souligner leur disparité, nous les avons sélectionnés dans des classes différentes et nous les avons marqués en caractère gras sur le tableau de catégorisation. Cf., Supra., p. 10
[1] DRILLON, Jacques,  « La pierre Ponge », Entretien à  l’occasion de la publication du deuxième volume des Œuvres complètes de Francis Ponge dans la Pléiade, in Le Nouvel Observateur, 5 décembre 2002, version électronique disponible à travers le lien http://www.pileface.com/sollers/imprime.php3?id_article=432, consulté le 3 mai 2020.
[1] Cf., Supra, p. 5.
[1] PONGE, Francis, Méthodes, Gallimard, Idées, 1971, p. 20.
[1] N'oublions pas que la rédaction de ces poèmes est imprégnée par le remarquable mouvement de progrès scientifique au XXème siècle. L'effet de la science à long terme sur la société y est présenté à travers une méthodologie déductive qui jette son dévolu sur la logique interne du développement des idées. L'optimisme et la foi de l'érudition et du savoir influencent ainsi
les productions littéraires.
[1] RIVA, Magali, art. cit., p. 441.
[1] Contrairement aux poètes scientifiques, PONGE ne traite pas la science comme sujet de ses poèmes mais il applique la méthodologie scientifique dans le traitement non seulement de l'objet du poème mais bien au-delà, il use d'une technique similaire dans l'analyse de la matière même du poème à savoir le langage comme nous le montrerons dans le troisième volet de notre article. Cf., infra, p. 17.
[1] RIVA, Magali, art. cit., p. 442.
[1] SOLLERS, Philippe, op. cit., p. 58.
[1] Cf., Dictionnaire Le Littré en ligne disponible à travers le lien www.littre.org, consulté le 27 avril 2020.
[1] Il s'agit là d'une « usine biologique » qui connote le cycle de la dégradation de la vie jusqu'à la mort. La même idée sera élucidée dans le volet suivant. Cf., ADAM, Jean-Michel, « Ponge rhétoriquement », in Ponge résolument, actes de colloque sous la direction de J.-M. GLEIZE, Lyon, éditions ENS, 2004, p.p. 19-38. Une version électronique de l'article est disponible à travers le lien https://www.unil.ch/files/live/sites/fra/files/shared/PONGE_Adam.pdf, consulté le 19 mai 2020, p. 9.
[1] ROMESTAING, Alain, art. cit., p. 126.
[1] JONGEN,René-Marie, Francis Ponge et la question langagière, Presses de l’Université Saint-Louis, Bruxelles, 2002, p. 374.
[1] LEONARD, Albert, Ponge et la naissance d'une nouvelle rhétorique, in Liberté : Poésie, théâtre, nouvelles, volume 15, numéro 5 (89), 1973, p. 150.
[1] Philippe HAMON préfère cet adjectif substantivé suggérant un travail sur l'ensemble plus large de fonctions et de procédés à construire, au terme « description » désignant, selon lui, plus étroitement une unité stylistique identifiable, intégrée à un texte plus vaste. Cf., HAMON, Philippe, Entretien Le descriptif, « ce délaissé de l’impérialisme Narratologique… », propos recueillis par Guillaume BELLON, inRecto/Verso, Revue de jeunes chercheurs en critique génétique,numéro 7, septembre 2001, p. 1.
[1]  JONGEN, René-Marie, op. cit., p. 376
[1] Précisions que PONGE analyse le rapport entretenu par le mot « gymnaste » et l'acrobate auquel il renvoie à travers le parallélisme entre la lettre initiale du mot et la physionomie du personnage. Vu de profil, le visage
du gymnaste ressemble à la lettre G comme si l'acrobate avait la tête baissée vers le sol.
[1] Là aussi, l'auteur dresse un rapprochement entre la « chose » et le moyen d'expression où l'objet est envisagé par le truchement des lettres qui le désignent. PONGE use ainsi de la représentation graphique de la lettre Y afin de faire allusion au phallus de l'homme. Cette technique fait preuve d’« une double exigence de vérité, vérité face au monde et vérité face au langage. » JONGEN,René-Marie, op. cit., p. 369.
[1] ADAM, Jean-Michel, art. cit., p. 17.
[1] Ibid., p. 1.
[1] FARASSE, Gérard, VECK, Bernard, op. cit., p. 41
[1] Ibid., p. 42.
[1] PONGE, Francis, Méthodes, op. cit., p. 295.
[1] Cette comparaison pourrait être perçue comme « animalisation » : image rhétorique qui désigne une forme spécifique de comparaison consistant à attribuer à un humain un caractère animal. Le plus fréquemment, elle sert à critiquer. Signalons aussi que les comparaisons envahissent ce poème en particulier : « Comme son G l'indique », « Comme son Y », « Comme un ver » et « Comme une chenille ».
[1] Cf., supra, p. 15.
[1] Cf., dictionnaire Hachette p. 1867
[1] FARASSE, Gérard, VECK, Bernard, op. cit., p. 48.
[1] Ibid, p. 41.
[1] La synecdoque repose essentiellement sur un rapport d'inclusion. Cf., FROMILHAGUE, Catherine, Les figures de style, sous la direction de Claude Thomasset, Armand Collin, 2010, p. 61.
[1] Cf., supra., p. 16.
[1] L'antithèse compte parmi les figures dites « ambivalentes » car elle repose sur une juxtaposition de mots dont les signifiés sont peu compatibles ou opposés. Cf., FROMILHAGUE, Catherine, op. cit., p. 52.
[1] Le rythme du texte est une variante stylistique non moins importante que le réseau rhétorique. « A partir de Benveniste, le rythme peut ne plus être une sous-catégorie de la forme. (…). Et comme le discours n’est pas séparable de son sens, le rythme n’est pas séparable du sens de ce discours. Le rythme est organisation du sens dans le discours. » MESCHONNIC, Henri, Critique du rythme, Lagrasse, Editions Verdier, 1982, p. 70.
[1] Nous remarquons dans cette citation un emploi exceptionnel de la consonne sifflante /S/ dans une allitération qui évoque le grincement
de la porte : « pousser devant soi avec douceur ou rudesse l’un de ces grands panneaux familiers, se retourner vers lui pour le remettre en place » (Les plaisirs de la porte, 24).
[1] FROMILHAGUE, Catherine, op. cit., p. 22.
[1] JONGEN, René-Marie, op. cit., p. 377.
[1] FROMILHAGUE, Catherine, op. cit., p. 36.
[1] Nous employons le symbole phonétique du son.
[1] Cet univers de sensibilité nous rappelle le vers de Baudelaire : « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » BEAUDELAIRE, Charles, Les fleurs du mal, 1857 (édition princeps), une version numérique de l'œuvre est disponible à travers le lien https://fleursdumal.org/poem/103, consulté le 25 mai 2020.
[1] PONGE appelle « objeu » cette jubilation du langage qui se déclenche grâce à l'objet. À cette notion se rattache celle de l'« objoie » qui incarne « le pur plaisir du texte ». Cf., COLLOT, Michel, op. cit., respectivement p. 145 - p. 176.
[1] FARASSE, Gérard, VECK, Bernard, op. cit., p. 45.
[1] ROMESTAING, Alain, art. cit., p. 139.
[1] ADAM, Jean-Michel, art. cit., p. 4.
[1] FARASSE, Gérard, VECK, Bernard, op. cit., p. 43.
[1] JONGEN, René-Marie, op. cit., p. 369.
[1] Cf., ROMESTAING, Alain, art. cit., p. 136.
[1] ROLLAND DE RENEVILLE, André, L’Expérience poétique : ou le feu secret du langage, Le Grand souffle, 2004, p. 48. Notons que PONGE reçoit le grand prix de poésie de l'Académie française en 1984.
[1] CHARRON, Philippe, op. cit., p. 6.
[1] PONGE, Francis, « My Creative Method », op. cit., p. 522.
[1] CHARRON, Philippe, op. cit., p. 13.
[1] BEUGNOT, Bernard, « L'objet médiateur », in Poétiques de l'objet, Champion, 2001, p. 226.
[1] LANGLET, Irène, art. cit., p. 23.